Erik Henningsmoen, analyste de la recherche et des politiques

La Banque du Canada a publié en novembre 2023 un rapport sur ses consultations publiques en vue de la création éventuelle d’un dollar canadien numérique. Cette MNCB (monnaie numérique de la banque centrale, lien en anglais) serait la version numérique du dollar canadien actuel. Il apporterait à la monnaie canadienne des caractéristiques et des capacités numériques qui ne sont pas accessibles à l’heure actuelle, mais il s’accompagnerait également de risques, liés notamment à la sécurité et à la protection de la vie privée des utilisateurs. Cet article présente cinq thèmes clés du processus de consultation et ce qu’il présage pour le développement potentiel d’un dollar canadien numérique. Il fait suite à un article précédent du CTIC sur la monnaie numérique.  

Si les institutions financières, la société civile et les Canadiens ont vu les bénéfices et possibilités que recèle l’adoption d’un dollar canadien numérique, des questions se posent toujours quant aux avantages que le pays tirerait d’un dollar canadien numérique et quant à la capacité de la Banque du Canada à le mettre en œuvre d’une manière qui protège la vie privée et la sécurité numérique de la population.  

1) Les Canadiens connaissent la raison d’être du dollar canadien numérique, mais peinent à la comprendre.

Les citoyens qui ont pris part aux consultations ne comprenaient pas tout à fait le rôle qu’un dollar canadien numérique pourrait jouer dans leur vie et l’avantage d’adopter une MNBC au Canada. La majorité des répondants à un questionnaire en ligne de la Banque du Canada (lien en anglais) connaissaient le concept du dollar canadien numérique (87 %), mais une proportion presque égale a déclaré qu’elle ne l’utiliserait pas (85 %). Pas moins de 92 % des répondants à l’enquête ont rapporté qu’il n’y avait aucune circonstance dans laquelle ils préféreraient utiliser un dollar canadien numérique plutôt que les formes de paiement actuelles. Bien que l’enquête en ligne n’ait pas donné accès à un échantillon parfaitement représentatif des Canadiens (les répondants étaient en moyenne plus âgés que la population canadienne), les décideurs politiques et les représentants officiels de la Banque du Canada devront tenir compte des opinions tranchées exprimées par les répondants advenant la mise en place d’un dollar canadien numérique. 

2) La cybersécurité, la protection de la vie privée et la confiance envers les institutions sont des préoccupations importantes pour les Canadiens. 

En réponse aux questions sur la confiance dans la capacité des institutions financières canadiennes à assurer la cybersécurité et la protection de la vie privée dans l’éventualité d’un dollar numérique, les participants à l’enquête et au groupe de discussion ont exprimé des points de vue mitigés. Les répondants à l’enquête ont exprimé une méfiance générale (lien en anglais) quant à la capacité des institutions bancaires à protéger un dollar canadien numérique des cybermenaces et à préserver la vie privée des utilisateurs. Ils n’étaient pas convaincus que la Banque du Canada parviendrait à créer une MNBC sécurisée résistante aux cyberattaques (87 %) et ont dit être préoccupés par la sécurité des formes actuelles de paiement numérique, telles que les cartes de débit et de crédit, les transferts d’argent et les portefeuilles numériques (63 %). De même, les répondants à l’enquête ont exprimé de la méfiance envers le gouvernement fédéral (86 %), les entreprises de technologie (86 %), les institutions financières (72 %) et de la Banque du Canada elle-même (79 %) en ce qui concerne l’accès aux données entourant les paiements et leur protection.  

Inversement, les participants au groupe de discussion ont rapporté avoir une grande confiance (lien en anglais) dans la gestion actuelle du dollar canadien physique par la Banque du Canada et dans sa capacité à gérer une éventuelle MNBC. Comme l’a expliqué une membre du groupe de discussion, « c’est la Banque du Canada. Nous lui avons toujours fait confiance. Elle ne ferait rien qui n’est pas digne de confiance. » Les participants au groupe de discussion ont noté qu’un dollar canadien numérique serait nettement différent d’une cryptomonnaie, étant plus sûr, plus fiable et moins volatile. « Un dollar numérique géré par le gouvernement est moins inquiétant que n’importe quelle cryptomonnaie », a déclaré un participant du groupe de discussion.

Dans le contexte actuel caractérisé par une méfiance générale, les résultats du questionnaire de la Banque ne sont pas surprenants. Selon le baromètre de confiance 2024 Edelman (lien en anglais), la confiance des Canadiens envers le gouvernement oscille autour de 49 %. Les consultations de la Banque du Canada sur la MNBC soulignent l’importance d’instaurer la confiance avant qu’une monnaie numérique puisse être instituée avec succès dans une démocratie libérale avancée comme le Canada.   

3) L’exclusion numérique et financière préoccupe énormément la société civile canadienne.

Des organisations de la société civile se sont inquiétées du fait que les Canadiens qui n’ont pas accès à Internet ou à des appareils mobiles pourraient être encore plus exclus du système financier si un dollar canadien numérique était adopté. L’exclusion numérique financière serait particulièrement aiguë si les billets de banque physiques disparaissaient peu à peu au profit des paiements électroniques. Les communautés nordiques et autochtones, qui ont moins accès à des banques physiques (lien en anglais) dans leur région (et pour qui l’accès aux services Internet haute vitesse et de téléphonie mobile cellulaire demeure difficile), risquent d’être encore plus exclues du système financier canadien advenant l’adoption d’un dollar canadien numérique.  

Cependant, les organisations consultées ont noté que des versements uniformes et sécurisés des prestations gouvernementales aux bénéficiaires seraient particulièrement avantageux pour les Canadiens qui n’ont pas de compte bancaire. Elles ont cependant souligné qu’un dollar canadien numérique ne devrait être utilisé que pour les paiements sans restriction, et que les versements faisant l’objet de conditions, tels que les subventions ou les remises, devraient être traités séparément et ne pas dépendre de la technologie de MNBC. Éventuellement, il pourrait s’avérer possible de programmer des restrictions (lien en anglais) quant au lieu, au moment et à la manière dont un dollar numérique est dépensé. Cette possibilité a toutefois fait l’objet de controverse lors des consultations.

4) Les institutions financières voient les risques et possibilités du dollar canadien numérique.

La plupart des institutions financières consultées se sont montrées sceptiques quant à la valeur d’un dollar canadien numérique. Elles ont toutes éprouvé de la difficulté à nommer une utilisation spécifique d’une MNBC qui serait largement adoptée au Canada, étant donné que les Canadiens bénéficient déjà d’une pléthore d’options de paiement. Elles ont toutefois noté que les Canadiens qui dépendent de l’argent liquide ou qui n’ont pas de compte bancaire pourraient utiliser les dollars canadiens numériques pour les paiements en ligne.  

Les institutions financières ont suggéré que des institutions, telles que les banques, puissent servir d’intermédiaire entre les utilisateurs de dollars canadiens numériques et la Banque du Canada, comme elles le font actuellement avec les dollars canadiens physiques. Elles ont également jugé important que des dispositions soient prises pour que des tiers, tels que des banques, des entreprises de technologie financière et d’autres fournisseurs de services financiers, puissent créer des services et des applications sur la « plateforme » du dollar canadien numérique de la Banque du Canada. En effet, la nécessité perçue d’innover et de suivre les avancées technologiques dans l’économie numérique au sens large a été désignée par les participants du groupe de discussion (lien en anglais) comme un avantage potentiel.  

Les institutions financières ont exprimé la crainte que l’utilisation généralisée d’un dollar canadien numérique pour les dépôts des utilisateurs en dehors du système bancaire traditionnel réduise la liquidité des banques et rende plus difficile pour les prêteurs de prêter l’argent des déposants aux emprunteurs. Ce risque de « désintermédiation » (lien en anglais) pourrait entraîner une augmentation des taux d’intérêt sur les prêts bancaires. Les institutions financières craignaient également que l’adoption généralisée d’une MNBC n’augmente la probabilité et la vitesse des ruées sur les banques (lien en anglais).  

5) La souveraineté monétaire vue comme l’un des principaux arguments en faveur d’un dollar canadien numérique.

Dans un monde où un nombre croissant de pays adoptent ou envisagent d’adopter des MNBC (lien en anglais), le Canada pourrait devoir mettre en place un dollar canadien numérique, sous peine de perdre la souveraineté de son système monétaire. Si les Canadiens commencent à utiliser des cryptomonnaies privées (lien en anglais) — ou même les MNBC d’autres pays — dans leurs transactions financières quotidiennes, une perte de souveraineté monétaire (lien en anglais) pourrait nuire à la capacité de la Banque du Canada à protéger le système monétaire canadien en période d’instabilité ou de crise économique. Les participants au groupe de discussion voyaient le maintien de la souveraineté monétaire canadienne comme un argument important en faveur de l’adoption d’un dollar canadien numérique. Selon le rapport sur la consultation, « la réceptivité à une MNBC du point de vue de la souveraineté monétaire était forte lorsqu’on imaginait un monde où d’autres grandes économies adopteraient des MNBC ». 

Étapes à venir 

Bien que la Banque du Canada considère ses recherches et ses consultations publiques comme exploratoires, elle s’est engagée à tenir compte des commentaires reçus dans le cadre du processus de consultation publique lorsqu’elle poursuivra ses travaux conceptuels sur les MNBC. La Banque a également récemment cherché à déposer des marques associées aux monnaies numériques de la banque centrale au Canada. Elle s’est engagée à mener d’autres consultations auprès des parties prenantes sur les aspects clés d’un dollar canadien numérique au cours de l’année 2024, mais note que la décision d’adopter une MNBC au Canada reviendrait au Parlement canadien.   

 

Erik Henningsmoen est analyste de la recherche et des politiques au Conseil des technologies de l’information et des communications (CTIC).